lundi 28 février 2011

Ca caille


Trouvé sur figaro.fr :
Même les flammes d'or des bulbes orthodoxes ne réchaufferont pas le ciel de Iakoutsk. Crédits photos: Thomas Goisque.
Même les flammes d'or des bulbes orthodoxes ne réchaufferont pas le ciel de Iakoutsk. Crédits photos: Thomas Goisque.

Dans le nord de la Sibérie orientale, Iakoutsk, capitale de la Iakoutie, connaît des températures hivernales inférieures à -50°C. Trois cent cinquante mille personnes vivent dans ce que Bernanos désignait comme l'enfer.

L'hôtesse parle dans le micro. Il faut faire attention aux coffres à bagages, elle espère nous revoir sur les lignes de la compagnie sibérienne et il fait -46°C. La porte de l'avion s'ouvre. À ce moment précis, on regrette d'avoir quitté Paris en chemise de coton. Iakoutsk est la ville la plus froide du monde, janvier est le mois le plus froid de l'année et il va falloir trouver un taxi. Il est cinq heures du matin. L'air brûle la trachée. Taxi! Léon, le chauffeur, est content de voir des Français: «La Iakoutie mesure six fois la France et nous sommes un million.» Comment se tenir chaud lorsque l'on est si peu?
À neuf heures et demie, aube frileuse. Le soleil perce dans le ciel blanc: un lumignon blafard dans un congélateur. Les fumées des usines développent leurs panaches. La ville est plantée de colonnes vaporeuses. Les arbres, les fils électriques, les bulbes et les lampadaires sont gainés de gelée blanche. Même le minaret de la mosquée, construite il y a dix ans pour les immigrés d'Asie centrale, est meringué de glace.
Il est dix heures, les gens se rendent au travail. En hiver, on dort beaucoup. On rattrapera la vie pendant les mois d'été, transformés en fête. Ce matin, Iakoutsk est un palais de glace traversé à pas précautionneux par des silhouettes en manteaux de fourrure. Dans la rue, pas un clochard ni un ivrogne. Ne pas en conclure que le froid extrême règle les problèmes sociaux. Les pauvres squattent les halls d'immeubles et les souterrains chauffés. Sur la place de la Victoire de la Grande Guerre patriotique de 1941-1945, des enfants se lancent des boules de neige. Au-dessous de -45°C, par sécurité, les écoliers sont dispensés de cours. Ils en profitent pour jouer dehors.


Deux camions de pompiers à six roues motrices brûlent les feux, sirènes hurlantes. Ils se portent près du fleuve où un baraquement de bois est en flammes. Les systèmes de chauffage vétustes déclenchent des incendies dans les immeubles ou les vieilles isbas sibériennes. L'année dernière, les pompiers ont éteint près de 700 brasiers. Ces équipes d'intervention appartiennent au ministère des Situations extrêmes, un organisme créé à la chute de l'Union soviétique et qui jouit sur tout le territoire d'un prestige égal à celui de Vladimir Poutine.
En hiver, on vit au ralenti, il faut tenir encore quatre mois avant que les températures redeviennent positives. En ville, des affiches ourlées de stalactites vantent le soleil de Thaïlande. Des charters au départ d'Irkoutsk ou de Vladivostok assurent des vols directs avec Bangkok. Chaque semaine, les Boeing déversent sur les plages des tonnes de Russes pâles qui s'écroulent sur le sable, assoiffés de soleil. Au bout d'une semaine, écarlates, ils retournent dans la chambre froide.
La capitale de la Iakoutie se tient au bord de la Lena. Sur une carte, le fleuve est facile à reconnaître: il prend sa source au Baïkal, se jette dans l'océan Arctique et, au milieu de son cours, marque un angle droit vers le nord. Iakoutsk se tient dans le coude, rive gauche. La capitale est peuplée de Iakoutes, de Russes et d'Evènes, du nom du peuple nomade qui vivait paisiblement avant l'arrivée des premiers au XIIIe siècle et des seconds au XVe. Une si grande ville en des parages aussi hostiles, à quelques centaines de kilomètres au sud du cercle polaire, ressemble à une anomalie. La Iakoutie regorge de mines d'or, de diamants, de gaz et de pétrole. La prospérité de la Fédération vaut bien que 350.000 personnes grelottent un peu.

Vivre et marcher au ralenti, ne pas penser que juin est encore loin


D'ailleurs, on ne grelotte pas par -40°C, on souffre. Le froid est une lame qui fouaille la chair, s'attaque à un pied, à un orteil, à un lobe. Il se déplace et ferme ses mâchoires quand il trouve un morceau de choix. La vie ordinaire devient une épopée. Les habitants font leurs courses par des températures que seuls les alpinistes de l'Everest et les conquérants du pôle éprouvent. Au «marché paysan», les vendeurs se tiennent en plein air de huit heures du matin à sept heures du soir. Des Tadjiks et des Pékinois frigorifiés se demandent ce qu'ils font là. Rien n'a l'air malheureux comme un Chinois transi. Devant un étal de lait débité en rondelles gelées, une Mandchoue prétend avoir plus chaud que ses voisines russes: «On est moins coquettes, on n'hésite pas à superposer les couches.» Sur les palettes, les steaks de viande de cheval et de renne ont des reflets de marbre. Quand une ménagère achète une bavette, on la lui coupe à la scie sauteuse. Des poissons durs comme la pierre sont dressés sur les palettes par ordre de taille. «Ils viennent de la Kolyma!» s'écrie la marchande. Le nom fait frissonner: c'était l'épicentre de l'archipel du goulag. Kolyma, l'autre mot pour dire enfer...


Le vent se lève. La température descend. L'écran qui domine la place Lénine indique -46,5°C. On se réfugie dans sa capuche. Le froid replie l'être en lui-même. Il invite à la méditation. Les jeunes de banlieue enfoncés dans leur cagoule sont peut-être des penseurs. Pour l'heure, comment ne pas songer aux prisonniers des camps et aux soldats de Stalingrad jetés dans l'hiver en guenilles? Dans la rue,


une équipe de cantonniers est à l'œuvre. Avec leur veste matelassée, ils ont l'air de ces zeks décrits par Chalamov. Ils creusent une tranchée dans le permafrost pour faire passer un câble. La transpiration a gelé, leur dos est caparaçonné de givre. Ils réclament «une clope», le luxe des prolétaires russes. Fumer tue, mais donne une illusion de chaleur. Débat-on en Russie sur la pénibilité du travail? «Vous avez une roulotte pour vous réchauffer? -Non, quand on bosse, on n'a pas froid!» Ils sont payés 1000 roubles (25 euros) pour un mètre cube de terre pelletée. Avec la paie, ils louent un gourbi chauffé et s'achèteront suffisamment de vodka pour s'injecter de la bonne chaleur dans les veines. Mais les vrais forçats du froid, on les croise au port fluvial. Péniches et bateaux sont pris dans les glaces de la Lena, épaisses de deux mètres. Les ouvriers découpent à la tronçonneuse des fosses sous les bateaux. Enfermés dans leur caveau de gel, ils grattent les coques et changent les hélices.
Chauffer pareille ville demande une considérable débauche d'énergie. De la centrale thermique à gaz plantée au nord de la ville se déploie un réseau de tuyaux. Les tubes serpentent dans la ville. On ne les enterre pas dans la terre gelée, ils courent le long des rues, longent les immeubles et enjambent les routes. Des équipes de soudeurs réparent en permanence le système qui date de l'époque brejnévienne. Parfois, une fuite libère un jet de vapeur. L'eau sous pression à près de 100°C fuse dans l'air glacé avant de refroidir. Des colonnades de stalactites dégueulent alors des tuyauteries défoncées, achevant de donner à l'ensemble un léger air de base arctique après un bombardement américain.
Quelques jours plus tard, il fait -30°C! «Quelle chaleur aujourd'hui», plaisantent les gens. La rusticité constitue une part de l'identité slave. Les Russes éprouvent une fierté à peupler les endroits les plus hostiles de la planète et la Iakoutie, justement, cumule les records. Celui de l'espérance de vie, d'abord: elle est de moins de 50 ans pour les hommes. Qui a dit que le froid conservait? À la station météorologique, Eugène, le directeur, récapitule les statistiques: «En 1891, le mercure est descendu à -64°C dans la capitale. Et en 1885, on a enregistré -67,8°C à Oïmiakon, dans l'est de la région. Il y a peut-être des endroits du Groenland plus froids, mais personne n'y prend les relevés.» Eugène est catégorique: même si la température descend encore sous les -50°C à Iakoutsk comme ce fut le cas en décembre dernier, le climat s'est réchauffé en Sibérie «d'une paire de degrés» en trente ans.

Sujet d'étonnement: les ratés de la France au moindre flocon


Les météorologues disséminés dans l'une des 101 stations de la région le constatent année après année. Il faudrait y envoyer les révisionnistes climatiques français pour un séjour de rééducation mentale. Certaines de ces stations sont coupées du monde. On y accède par hélicoptère. Les scientifiques passent des mois à huis clos. Parfois, leur santé psychique vacille. Dans la station polaire de l'île Kotelny, un employé a disparu. On a retrouvé des os et ses bottes de feutre, et l'Administration a conclu que les ours polaires ne digéraient pas la laine.


Non loin de la station, sur le tarmac de l'aéroport, l'avion de Moscou vient d'atterrir. Des camions se positionnent sous ses ailes et propulsent de l'air chaud dans les réacteurs pour que l'huile ne gèle pas. De puissantes draperies de fumée s'élèvent, accrochant la lumière des spots. Des Antonov 140 et des Antonov 24 décollent pour rallier les bourgades iakoutes perdues dans la nuit russe. Des racleuses dégèlent la piste. Les autorités de l'aéroport ne cachent pas leur contentement de montrer à des Français combien le système est rodé. «La semaine prochaine, des experts américains viendront étudier nos techniques de lutte contre le froid et essayer un nouveau Boeing», explique Andreï Illarionov, directeur de l'aéroport.
En décembre dernier, les «épisodes neigeux de la vague de froid» (jadis, en vieux français, on disait «l'hiver») ont bloqué la France. Pour les Sibériens du grand froid, notre pays est un mystère. Ils ont vu à la télévision les images des aéroports fermés, des trains arrêtés et des automobilistes en détresse. Que la nation du Normandie-Niémen cède à la panique aux premiers flocons les sidère. Que le peuple intime à son gouvernement de faire quelque chose les estomaque. Quand il neige, les Russes ne pointent pas les «manquements de l'exécutif», comme le fit Ségolène Royal au plus fort de la tempête. Ils prennent une pelle.

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